Patric NOTTRET   POISON VERT

 

Chevreuse

[...]

Le gros type paisiblement étendu dans la forêt de Chevreuse sous des branches et des feuilles mortes présentait un taux élevé de plomb dans le sang. Sans doute à cause d'une volée de chevrotines qui lui avait emporté un gros morceau de l'omoplate gauche, son téléphone portable bi-bande et une assez large partie du visage. Toutes choses que les flics cherchaient dans le sous-bois en soulevant les fougères précautionneusement, comme s'ils traquaient des oeufs de Pâques...

Leur chef, le capitaine Destouches, sortit son propre téléphone portable gainé de lézard, appela la FREDE et demanda à parler au détective Sénéchal. [...]

Il faisait assez frais dans le sous-bois lorsque Pierre Sénéchal, enquêteur assermenté de la brigade 17, section Répression des Fraudes et Délits sur l'Environnement, plus connue sous l'appellation de la FREDE, gara sa Méhari hors d'âge au bord d'une petite route de campagne et réussit à s'extraire en se courbant de la cabine de plastique et de toile rapiécée.

Sénéchal, écoflic de son état, se présentait sous l'apparence d'un gaillard de deux mètres de hauteur, aux cheveux poivre et sel, un géant aux larges épaules possédant une allure générale de pirate désinvolte, impression renforcée par un visage intense taillé à coup de serpe qui évoquait en même temps la force contenue et une pesante tranquillité. Ses grandes mains, qu'il qualifiait lui-même "d'énormes pattes de devant", laissaient penser à l'observateur qu'il était le genre de type adroit qui s'entend bien avec les outils (et avec tous les objets en général) et à qui personne n'aurait envie de disputer une place de parking litigieuse.

Ses yeux vifs et bienveillants démentaient cette impression.

Il trouva que pour un jeudi il y avait foule dans la forêt de Chevreuse, avec en particulier un fort contingent d'uniformes, qui faisaient la gueule pour la plupart. Sénéchal grimpa une allée cavalière en s'orientant d'après les voix qui lui parvenaient à travers les taillis.

- Ca ne peut pas être un crime de chasseur, ce coin-là leur est interdit.

Le brigadier Blanchard était en train d'asséner, devant deux flics affairés et maussades, une de ses déductions péremptoires qui faisaient la joie de Pierre Sénéchal. Celui-ci s'avança vers le petit groupe, l'air préoccupé, soulevant les bandes en plastique que les enquêteurs avaient tendues entre les arbres, faisant très attention à l'endroit où il posait ses bottes de caoutchouc vertes. Le mâle visage du brigadier se ferma brutalement en avisant le type de la FREDE, qui le dépassa sans un mot et marcha tout droit vers un camion labo d'un bleu lavasse garé au milieu de l'allée cavalière. Devant l'engin couvert de boue se tenait le capitaine Destouche en grand uniforme - trench-coat en pure laine peignée, cravate griffée Hermès et bottes d'équitation. Destouche tendit une main fine et blanche, tel un concertiste en tournée mondiale.

- Félicitation pour ces nouvelles bretelles! Elles sont en vente libre?

- Si tu peux payer, j'ai les contacts...

- Non, merci, je me contenterai de ma ceinture, comme les individus ordinaires. Bien, le jeune homme que tu vois là-bas a trouvé le corps en cherchant des champignons.

Sénéchal jeta un coup d'oeil vers une voiture blanche garée sous les frondaisons. Un gamin d'à peu près dix-sept ans, au crâne rasé, le nez chaussé de minuscules lunettes bleutées, se tenait debout, appuyé au véhicule. Il fixait les deux hommes avec une moue hostile. Sa veste de surplus ainsi que son pantalon de treillis étaient souillés de terre, et la lumière rasante de la forêt jouait sur les menottes chromées qui reliaient son bras gauche à la poignée de la portière. Une petite brise d'automne bien coupante faisait frissonner les arbres et chassait les feuilles mortes dans les allées. Sénéchal se tourna vers son interlocuteur avec une expression compétente et soucieuse.

- C'est une variété à poil ras... Tu comptes le relâcher en ville, après l'avoir capturé dans les bois ? Je suis pas sûr qu'il puisse s'adapter.

- Je trouve ce garçon bien intéressant. Quand il a découvert ce bon gros gibier allongé sous les branches, il a vomi tout son quatre-heures, puis il a couru en hurlant, droit devant lui. Il a atterri dans la cour du club hippique, en contrebas de la forêt. Les cavaliers ont appelé les gendarmes locaux, lesquels m'ont appelé. Je leur ai recommandé de ne toucher à rien et de cueillir le gosse en douceur... Les premières constatations ont fait apparaître des éléments susceptibles de t'émouvoir, je t'ai donc téléphoné.

- Et alors ?

- Quand nous sommes arrivés sur place, nous avons trouvé le panier à champignons du jeune non loin du mort, là où il l'avait lâché. Et dans le panier, qu'y avait-il ?

- Une galette et un pot de beurre pour sa mère-grand ?

- Des amanites tue-mouche et des champignons hallucinogènes.

- Tu m'as arraché au silence religieux de mon cabinet de travail pour un môme qui se bricole des omelettes hallucinogènes ? Mais ici, tu tapes dans un arbre, il en tombe dix comme lui !

Le regard lointain, Destouche remit en place d'une main experte le superbe ordonnancement de sa mèche aile-de-corbeau.

- Ce n'est pas pour cette raison que je t'ai appelé. Dans la doublure de la veste du mort, dans le dos, on a trouvé un petit sachet plastique contenant une feuille verte et des graines. De drôles de graines... Curieuses... Pas du haschich, à mon avis, ni rien que nous connaissons.

Sénéchal resta figé un instant, l'index levé.

- Tiens donc. Tu ne m'as peut-être pas fait prendre froid pour rien.

- Je me demande si ce jeune homme était là par hasard. S'il n'avait pas rendez-vous avec ce type. La surprise, c'est de l'avoir trouvé défuncté... Mais je pense que ces deux-là devaient se connaître.

Dans les châtaigniers, une bande de corneilles s'envola en croassant, comme si elles lançaient de très anciennes malédictions.

Sénéchal regarda de nouveau vers la voiture blanche.

- Tu devrais mettre le môme au chaud avant qu'il ne claque d'une pneumonie, ça serait dommage de perdre ton témoin. Je peux voir les plantes ?

- Pas de problème.

- Il a été tué comment, ton client ?

- Plusieurs volées de chevrotine. Il a perdu un morceau d'omoplate, le téléphone portable qui était dans sa poche intérieure et la moitié du visage.

- On sait qui c'est ?

- Pas encore. Il n'avait strictement rien sur lui, à part son petit bouquet bien caché dans sa veste et quatre euros de monnaie dans le fond d'une poche. Plus un portable malheureusement éparpillé dans la nature. On prend ses empreintes, tout du moins celle des doigts qui lui restent : on lui a coupé l'annulaire. Plus de bijoux, plus de montre ou de signes distinctifs. Si ses empreintes ne sont pas fichées chez nous, ça va être... euh... coton. A moins que quelqu'un ne s'inquiète de sa disparition. Monte, veux-tu, je vais te montrer ça. [...]

Dans le périmètre intérieur délimité par les bandes de plastique jaune, un homme de l'identité, éclairé par une énorme torche électrique sur trépied, filmait avec une petite caméra numérique ce qu'il était convenu d'appeler la scène du crime. Le légiste et les hommes de la balistique en combinaison vert bouteille, un masque blanc sur le nez et des gants de plastique gris remontant jusqu'aux coudes, s'affairaient autour du cadavre.

De l'endroit où il se tenait, Sénéchal n'apercevait que la main droite du mort sortant d'une manche de manteau marron, comme posée sur un tapis de feuilles. Elle avait la couleur d'une figurine de cire ou d'une statue de marbre. Il s'avança, pencha sa grande carcasse par-dessus les bandes plastiques et découvrit, dans le faisceau brutal de la torche, le corps recroquevillé d'un petit homme rondouillard d'une trentaine d'années, en costume de ville dont la veste avait été soigneusement découpée à plusieurs emplacements. Son oeil unique et froid semblait fixer Sénéchal avec une expression de reproche maussade. Le reste du visage était un bloc informe de sang noir, la bouche était un peu ouverte dans un rictus grotesque et un morceau de la boîte crânienne avait disparu. Le long d'un arbre, à hauteur d'homme, une mèche de cheveux bruns adhérant à une plaque noire de sang séché palpitait doucement au vent, telle une plume. [...]

 

 

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Marie Lusinchi©2002