Chevreuse
[...]
Le gros type paisiblement étendu dans la forêt de Chevreuse
sous des branches et des feuilles mortes présentait un taux élevé
de plomb dans le sang. Sans doute à cause d'une volée de
chevrotines qui lui avait emporté un gros morceau de l'omoplate
gauche, son téléphone portable bi-bande et une assez large
partie du visage. Toutes choses que les flics cherchaient dans le sous-bois
en soulevant les fougères précautionneusement, comme s'ils
traquaient des oeufs de Pâques...
Leur chef, le capitaine Destouches, sortit son propre téléphone
portable gainé de lézard, appela la FREDE et demanda à
parler au détective Sénéchal. [...]
Il faisait assez frais dans le sous-bois lorsque Pierre Sénéchal,
enquêteur assermenté de la brigade 17, section Répression
des Fraudes et Délits sur l'Environnement, plus connue sous l'appellation
de la FREDE, gara sa Méhari hors d'âge au bord d'une petite
route de campagne et réussit à s'extraire en se courbant
de la cabine de plastique et de toile rapiécée.
Sénéchal, écoflic de son état, se présentait
sous l'apparence d'un gaillard de deux mètres de hauteur, aux cheveux
poivre et sel, un géant aux larges épaules possédant
une allure générale de pirate désinvolte, impression
renforcée par un visage intense taillé à coup de
serpe qui évoquait en même temps la force contenue et une
pesante tranquillité. Ses grandes mains, qu'il qualifiait lui-même
"d'énormes pattes de devant", laissaient penser à
l'observateur qu'il était le genre de type adroit qui s'entend
bien avec les outils (et avec tous les objets en général)
et à qui personne n'aurait envie de disputer une place de parking
litigieuse.
Ses yeux vifs et bienveillants démentaient cette impression.
Il trouva que pour un jeudi il y avait foule dans la forêt de Chevreuse,
avec en particulier un fort contingent d'uniformes, qui faisaient la gueule
pour la plupart. Sénéchal grimpa une allée cavalière
en s'orientant d'après les voix qui lui parvenaient à travers
les taillis.
- Ca ne peut pas être un crime de chasseur, ce coin-là leur
est interdit.
Le brigadier Blanchard était en train d'asséner, devant
deux flics affairés et maussades, une de ses déductions
péremptoires qui faisaient la joie de Pierre Sénéchal.
Celui-ci s'avança vers le petit groupe, l'air préoccupé,
soulevant les bandes en plastique que les enquêteurs avaient tendues
entre les arbres, faisant très attention à l'endroit où
il posait ses bottes de caoutchouc vertes. Le mâle visage du brigadier
se ferma brutalement en avisant le type de la FREDE, qui le dépassa
sans un mot et marcha tout droit vers un camion labo d'un bleu lavasse
garé au milieu de l'allée cavalière. Devant l'engin
couvert de boue se tenait le capitaine Destouche en grand uniforme - trench-coat
en pure laine peignée, cravate griffée Hermès et
bottes d'équitation. Destouche tendit une main fine et blanche,
tel un concertiste en tournée mondiale.
- Félicitation pour ces nouvelles bretelles! Elles sont en vente
libre?
- Si tu peux payer, j'ai les contacts...
- Non, merci, je me contenterai de ma ceinture, comme les individus ordinaires.
Bien, le jeune homme que tu vois là-bas a trouvé le corps
en cherchant des champignons.
Sénéchal jeta un coup d'oeil vers une voiture blanche garée
sous les frondaisons. Un gamin d'à peu près dix-sept ans,
au crâne rasé, le nez chaussé de minuscules lunettes
bleutées, se tenait debout, appuyé au véhicule. Il
fixait les deux hommes avec une moue hostile. Sa veste de surplus ainsi
que son pantalon de treillis étaient souillés de terre,
et la lumière rasante de la forêt jouait sur les menottes
chromées qui reliaient son bras gauche à la poignée
de la portière. Une petite brise d'automne bien coupante faisait
frissonner les arbres et chassait les feuilles mortes dans les allées.
Sénéchal se tourna vers son interlocuteur avec une expression
compétente et soucieuse.
- C'est une variété à poil ras... Tu comptes le
relâcher en ville, après l'avoir capturé dans les
bois ? Je suis pas sûr qu'il puisse s'adapter.
- Je trouve ce garçon bien intéressant. Quand il a découvert
ce bon gros gibier allongé sous les branches, il a vomi tout son
quatre-heures, puis il a couru en hurlant, droit devant lui. Il a atterri
dans la cour du club hippique, en contrebas de la forêt. Les cavaliers
ont appelé les gendarmes locaux, lesquels m'ont appelé.
Je leur ai recommandé de ne toucher à rien et de cueillir
le gosse en douceur... Les premières constatations ont fait apparaître
des éléments susceptibles de t'émouvoir, je t'ai
donc téléphoné.
- Et alors ?
- Quand nous sommes arrivés sur place, nous avons trouvé
le panier à champignons du jeune non loin du mort, là où
il l'avait lâché. Et dans le panier, qu'y avait-il ?
- Une galette et un pot de beurre pour sa mère-grand ?
- Des amanites tue-mouche et des champignons hallucinogènes.
- Tu m'as arraché au silence religieux de mon cabinet de travail
pour un môme qui se bricole des omelettes hallucinogènes
? Mais ici, tu tapes dans un arbre, il en tombe dix comme lui !
Le regard lointain, Destouche remit en place d'une main experte le superbe
ordonnancement de sa mèche aile-de-corbeau.
- Ce n'est pas pour cette raison que je t'ai appelé. Dans la doublure
de la veste du mort, dans le dos, on a trouvé un petit sachet plastique
contenant une feuille verte et des graines. De drôles de graines...
Curieuses... Pas du haschich, à mon avis, ni rien que nous connaissons.
Sénéchal resta figé un instant, l'index levé.
- Tiens donc. Tu ne m'as peut-être pas fait prendre froid pour
rien.
- Je me demande si ce jeune homme était là par hasard.
S'il n'avait pas rendez-vous avec ce type. La surprise, c'est de l'avoir
trouvé défuncté... Mais je pense que ces deux-là
devaient se connaître.
Dans les châtaigniers, une bande de corneilles s'envola en croassant,
comme si elles lançaient de très anciennes malédictions.
Sénéchal regarda de nouveau vers la voiture blanche.
- Tu devrais mettre le môme au chaud avant qu'il ne claque d'une
pneumonie, ça serait dommage de perdre ton témoin. Je peux
voir les plantes ?
- Pas de problème.
- Il a été tué comment, ton client ?
- Plusieurs volées de chevrotine. Il a perdu un morceau d'omoplate,
le téléphone portable qui était dans sa poche intérieure
et la moitié du visage.
- On sait qui c'est ?
- Pas encore. Il n'avait strictement rien sur lui, à part son
petit bouquet bien caché dans sa veste et quatre euros de monnaie
dans le fond d'une poche. Plus un portable malheureusement éparpillé
dans la nature. On prend ses empreintes, tout du moins celle des doigts
qui lui restent : on lui a coupé l'annulaire. Plus de bijoux, plus
de montre ou de signes distinctifs. Si ses empreintes ne sont pas fichées
chez nous, ça va être... euh... coton. A moins que quelqu'un
ne s'inquiète de sa disparition. Monte, veux-tu, je vais te montrer
ça. [...]
Dans le périmètre intérieur délimité
par les bandes de plastique jaune, un homme de l'identité, éclairé
par une énorme torche électrique sur trépied, filmait
avec une petite caméra numérique ce qu'il était convenu
d'appeler la scène du crime. Le légiste et les hommes de
la balistique en combinaison vert bouteille, un masque blanc sur le nez
et des gants de plastique gris remontant jusqu'aux coudes, s'affairaient
autour du cadavre.
De l'endroit où il se tenait, Sénéchal n'apercevait
que la main droite du mort sortant d'une manche de manteau marron, comme
posée sur un tapis de feuilles. Elle avait la couleur d'une figurine
de cire ou d'une statue de marbre. Il s'avança, pencha sa grande
carcasse par-dessus les bandes plastiques et découvrit, dans le
faisceau brutal de la torche, le corps recroquevillé d'un petit
homme rondouillard d'une trentaine d'années, en costume de ville
dont la veste avait été soigneusement découpée
à plusieurs emplacements. Son oeil unique et froid semblait fixer
Sénéchal avec une expression de reproche maussade. Le reste
du visage était un bloc informe de sang noir, la bouche était
un peu ouverte dans un rictus grotesque et un morceau de la boîte
crânienne avait disparu. Le long d'un arbre, à hauteur d'homme,
une mèche de cheveux bruns adhérant à une plaque
noire de sang séché palpitait doucement au vent, telle une
plume. [...]
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