Patric NOTTRET   POISON VERT

 

Jungle

[...]

Le matin se levait sur la jungle, des grands lacs de brume immobiles recouvraient les cimes et les oiseaux ensommeillés ne remplissaient pas encore le silence épais des arbres géants de leurs appels matinaux. A l'horizon le ciel portait les couleurs sombres de la nuit, l'énorme disque rouge du soleil ne pointerait que dans une heure son premier quartier incandescent au-dessus du moutonnement vert de la jungle. Dans le lointain, un pic de granit ombreux émergeait de la forêt, couvert de végétation dense et présentant à la lumière diffuse de l'aube ses flancs gris par endroits, blocs titanesques enchevêtrés comme les plaques dorsales dÙun très ancien dinosaure.

Les deux hélicoptères volaient l'un derrière l'autre à trois cents mètres au-dessus des premières cimes, les lueurs grisâtres du ciel jouant sur le métal poli de leur habitacle. Le tonnerre des pales se répercutait par instant en dessous d'eux dans des canyons invisibles cachés sous la végétation primitive. Les carlingues ne portaient aucun numéro d'immatriculation. Dans la cabine de l'appareil de tête, le pilote changea la fréquence de la radio de bord et parla à toute vitesse dans son micro. Le second hélicoptère bascula sur l'avant et, se rapprochant rapidement, vint à la hauteur du leader. Il portait entre ses patins une citerne jaune de deux mètres arrondie aux deux extrémités. Le pilote du premier appareil indiqua de son doigt ganté de cuir noir le pic rocheux qui se rapprochait lentement, puis désigna ensuite d'un geste précis une fumée qui montait des arbres, comme un fil bleu tendu dans l'air, à six cents mètres à l'ouest du sommet granitique.

Il lança un ordre dans la radio et fit signe de descendre, le pouce en bas, puis il actionna les pédales. L'hélico décrocha brutalement vers la droite, amorçant une descente rapide vers le fond de la vallée tandis que le second engin se collait à son sillage. Le flop-flop-flop des rotors devint assourdissant. A l'arrière de chaque hélicoptère, des hommes en tenue de combat, treillis et rangers, cagoulés, actionnaient les leviers d'armement de leurs fusils d'assaut et vérifiaient encore une fois le contenu des petites sacoches brunes qu'ils avaient accrochées à leurs ceintures. L'un d'eux portait sur le dos un curieux appareillage constitué de deux réservoirs cylindriques sur lesquels on pouvait lire des numéros et des lettres peintes en blanc. L'ensemble était raccordé par un tuyau à une arme longue qui ressemblait à un fusil au canon évasé.

Un des hommes se leva et fit coulisser la portière latérale. Un vent déjà chaud et moite accompagné des senteurs de la jungle entra dans l'appareil. Les hélicoptères ralentirent et volèrent à une dizaine de mètres des cimes, les feuilles des arbres chahutèrent et les branches se courbèrent sur leur passage. Des perroquets multicolores surpris et ensommeillés s'envolèrent dans toutes les directions. L'image des deux machines métalliques vint se refléter brièvement au sol dans l'eau d'une grotte verticale cachée parmi les branches.

L'appareil de tête piqua directement sur la fumée bleue. La forêt sembla soudain s'ouvrir sous lui, révélant un campement composé de plusieurs habitations surélevées construites en branches et aux toits en feuilles de palmes. Des indiens vêtus de pagnes rouges, le corps peint, étaient debout sur le pas de leur po,rte. A cette distance ils ressemblaient à des petits personnages de cire. Certains levaient les bras, faisaient des signes.

Le minuscule village disparut rapidement à la vue du pilote, il tira sur le manche pour regrimper en chandelle tout en parlant de nouveau à toute allure dans son micro. Le second hélicoptère arriva derrière lui en suivant très exactement sa trajectoire, le son des rotors descendit dans les graves lorsqu'il ralentit brutalement au-dessus de la trouée et largua son réservoir jaune au-dessus du camp. Puis il se cabra, remontant à toute vitesse, ses pales brassant l'air follement et son rotor de queue pointant vers le sol. La citerne jaune descendit vers la trouée et sembla d'abord se diriger vers sa cible, mais l'angle avait été apparemment mal estimé par le pilote, et l'engin atterrit sur des hautes branches qui le firent rebondir. Il demeura suspendu un instant dans l'air par un fil invisible au-dessus des cimes, puis il retomba et ricocha de nouveau sur les frondaisons pour disparaître enfin sous les arbres à plus de deux cent mètres du campement.

Il y eut un éclair dans la jungle et une énorme boule de feu d'un orange lumineux en jaillit qui monta majestueusement dans le ciel, absorbant l'air autour d'elle et projetant sur la forêt un feu d'artifice de napalm. La chaleur gifla le visage des hommes postés à la portière de l'hélicoptère qui venait de larguer sa bombe, et qui fit une brutale embardée.

Le tonnerre de l'explosion éclata puis s'enfuit en grondant dans le lointain, tandis qu'en bas une mer de flammes ronflantes galopait furieusement vers le village indien en dévorant les arbres devant elle. Elle mourut à faible distance du campement en crachotant dans son agonie des flammèches de volcan sur les cases et ses habitants. Une épaisse fumée noire et odorante recouvrit instantanément la jungle et le village. Elle se dissipa presque aussitôt en dévoilant une trouée sombre et un sol carbonisé.

Trois cases commençaient à flamber.

Le pilote du premier engin jura et ouvrit son micro pour insulter le bombardier maladroit, puis il fit basculer rageusement son appareil sur la gauche, déclenchant à son tour des injures dans son dos, les hommes en arme s'accrochant les uns aux autres pour ne pas tomber dans la carlingue. Il plongea dans la fumée, remit son appareil à plat et l'amena lentement en position stationnaire au-dessus du campement, à dix mètres des cimes, les volutes de fumée de l'explosion tourbillonnant autour des pales. Ils pouvait voir les Indiens, en bas, qui couraient en tous sens entre les cases. L'un des hommes masqué vint s'accroupir à la portière, braqua son arme automatique vers le bas, visa, et, le buste tressautant, arrosa le campement d'un tir nourri. De courtes flammes sortaient du canon en cadence, les douilles vides éjectées, rabattues par le vent de lÙhélice, voltigeaient autour de lui comme un essaim de grosses abeilles brillantes, les balles hachaient les branches et les feuilles de palmes, faisaient s'écrouler les cases, ricochaient sur le sol, projetaient partout des fruits et des calebasses éventrées et semaient la mort parmi les Indiens, fauchant les corps bariolés hurlants de terreur qui tentaient de fuir en vain vers la jungle, poursuivis par les rafales précises qui creusaient de petits cratères poussiéreux sur leurs talons. Elles les clouaient implacablement, les crucifiant au milieu de la petite place. Les corps barbouillés de sang et de terre s'entassaient au sol, tordus comme dans une danse macabre. [...]

 

 

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Marie Lusinchi©2002