Jungle
[...]
Le matin se levait sur la jungle, des grands lacs de brume immobiles
recouvraient les cimes et les oiseaux ensommeillés ne remplissaient
pas encore le silence épais des arbres géants de leurs appels
matinaux. A l'horizon le ciel portait les couleurs sombres de la nuit,
l'énorme disque rouge du soleil ne pointerait que dans une heure
son premier quartier incandescent au-dessus du moutonnement vert de la
jungle. Dans le lointain, un pic de granit ombreux émergeait de
la forêt, couvert de végétation dense et présentant
à la lumière diffuse de l'aube ses flancs gris par endroits,
blocs titanesques enchevêtrés comme les plaques dorsales
dÙun très ancien dinosaure.
Les deux hélicoptères volaient l'un derrière l'autre
à trois cents mètres au-dessus des premières cimes,
les lueurs grisâtres du ciel jouant sur le métal poli de
leur habitacle. Le tonnerre des pales se répercutait par instant
en dessous d'eux dans des canyons invisibles cachés sous la végétation
primitive. Les carlingues ne portaient aucun numéro d'immatriculation.
Dans la cabine de l'appareil de tête, le pilote changea la fréquence
de la radio de bord et parla à toute vitesse dans son micro. Le
second hélicoptère bascula sur l'avant et, se rapprochant
rapidement, vint à la hauteur du leader. Il portait entre ses patins
une citerne jaune de deux mètres arrondie aux deux extrémités.
Le pilote du premier appareil indiqua de son doigt ganté de cuir
noir le pic rocheux qui se rapprochait lentement, puis désigna
ensuite d'un geste précis une fumée qui montait des arbres,
comme un fil bleu tendu dans l'air, à six cents mètres à
l'ouest du sommet granitique.
Il lança un ordre dans la radio et fit signe de descendre, le
pouce en bas, puis il actionna les pédales. L'hélico décrocha
brutalement vers la droite, amorçant une descente rapide vers le
fond de la vallée tandis que le second engin se collait à
son sillage. Le flop-flop-flop des rotors devint assourdissant. A l'arrière
de chaque hélicoptère, des hommes en tenue de combat, treillis
et rangers, cagoulés, actionnaient les leviers d'armement de leurs
fusils d'assaut et vérifiaient encore une fois le contenu des petites
sacoches brunes qu'ils avaient accrochées à leurs ceintures.
L'un d'eux portait sur le dos un curieux appareillage constitué
de deux réservoirs cylindriques sur lesquels on pouvait lire des
numéros et des lettres peintes en blanc. L'ensemble était
raccordé par un tuyau à une arme longue qui ressemblait
à un fusil au canon évasé.
Un des hommes se leva et fit coulisser la portière latérale.
Un vent déjà chaud et moite accompagné des senteurs
de la jungle entra dans l'appareil. Les hélicoptères ralentirent
et volèrent à une dizaine de mètres des cimes, les
feuilles des arbres chahutèrent et les branches se courbèrent
sur leur passage. Des perroquets multicolores surpris et ensommeillés
s'envolèrent dans toutes les directions. L'image des deux machines
métalliques vint se refléter brièvement au sol dans
l'eau d'une grotte verticale cachée parmi les branches.
L'appareil de tête piqua directement sur la fumée bleue.
La forêt sembla soudain s'ouvrir sous lui, révélant
un campement composé de plusieurs habitations surélevées
construites en branches et aux toits en feuilles de palmes. Des indiens
vêtus de pagnes rouges, le corps peint, étaient debout sur
le pas de leur po,rte. A cette distance ils ressemblaient à des
petits personnages de cire. Certains levaient les bras, faisaient des
signes.
Le minuscule village disparut rapidement à la vue du pilote, il
tira sur le manche pour regrimper en chandelle tout en parlant de nouveau
à toute allure dans son micro. Le second hélicoptère
arriva derrière lui en suivant très exactement sa trajectoire,
le son des rotors descendit dans les graves lorsqu'il ralentit brutalement
au-dessus de la trouée et largua son réservoir jaune au-dessus
du camp. Puis il se cabra, remontant à toute vitesse, ses pales
brassant l'air follement et son rotor de queue pointant vers le sol. La
citerne jaune descendit vers la trouée et sembla d'abord se diriger
vers sa cible, mais l'angle avait été apparemment mal estimé
par le pilote, et l'engin atterrit sur des hautes branches qui le firent
rebondir. Il demeura suspendu un instant dans l'air par un fil invisible
au-dessus des cimes, puis il retomba et ricocha de nouveau sur les frondaisons
pour disparaître enfin sous les arbres à plus de deux cent
mètres du campement.
Il y eut un éclair dans la jungle et une énorme boule de
feu d'un orange lumineux en jaillit qui monta majestueusement dans le
ciel, absorbant l'air autour d'elle et projetant sur la forêt un
feu d'artifice de napalm. La chaleur gifla le visage des hommes postés
à la portière de l'hélicoptère qui venait
de larguer sa bombe, et qui fit une brutale embardée.
Le tonnerre de l'explosion éclata puis s'enfuit en grondant dans
le lointain, tandis qu'en bas une mer de flammes ronflantes galopait furieusement
vers le village indien en dévorant les arbres devant elle. Elle
mourut à faible distance du campement en crachotant dans son agonie
des flammèches de volcan sur les cases et ses habitants. Une épaisse
fumée noire et odorante recouvrit instantanément la jungle
et le village. Elle se dissipa presque aussitôt en dévoilant
une trouée sombre et un sol carbonisé.
Trois cases commençaient à flamber.
Le pilote du premier engin jura et ouvrit son micro pour insulter le
bombardier maladroit, puis il fit basculer rageusement son appareil sur
la gauche, déclenchant à son tour des injures dans son dos,
les hommes en arme s'accrochant les uns aux autres pour ne pas tomber
dans la carlingue. Il plongea dans la fumée, remit son appareil
à plat et l'amena lentement en position stationnaire au-dessus
du campement, à dix mètres des cimes, les volutes de fumée
de l'explosion tourbillonnant autour des pales. Ils pouvait voir les Indiens,
en bas, qui couraient en tous sens entre les cases. L'un des hommes masqué
vint s'accroupir à la portière, braqua son arme automatique
vers le bas, visa, et, le buste tressautant, arrosa le campement d'un
tir nourri. De courtes flammes sortaient du canon en cadence, les douilles
vides éjectées, rabattues par le vent de lÙhélice,
voltigeaient autour de lui comme un essaim de grosses abeilles brillantes,
les balles hachaient les branches et les feuilles de palmes, faisaient
s'écrouler les cases, ricochaient sur le sol, projetaient partout
des fruits et des calebasses éventrées et semaient la mort
parmi les Indiens, fauchant les corps bariolés hurlants de terreur
qui tentaient de fuir en vain vers la jungle, poursuivis par les rafales
précises qui creusaient de petits cratères poussiéreux
sur leurs talons. Elles les clouaient implacablement, les crucifiant au
milieu de la petite place. Les corps barbouillés de sang et de
terre s'entassaient au sol, tordus comme dans une danse macabre. [...]
{main} |